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Maintenant j’ai mangé : je me suis fait à manger, très peu de chose, depuis combien de jours cela ne m’était-il plus arrivé ? Le soir qui vient est d’un violet trouble et sale ; c’est la couleur du vin bourru dans les cuves moites. Il ne tombe plus que quelques gouttes par-ci par-là, j’entends le grognement d’un moteur de camion dans la cour de la cartonnerie, le grincement suraigu du passage de la première, le chauffeur en a marre, il sent la nuit prête à se refermer sur une solitude ambulante et périlleuse, je tourne le volant et le bahut démarre dans un sursaut, je saccage la boîte de vitesses, la nuit m’appelle comme une femme aux yeux brûlés d’avoir connu la stupeur des salves au fond des médinas ravagées.
Parce que je n’ai plus un sou, je bois un bourgogne très précieux et beaucoup trop vert. L’ami vigneron qui m’en a fait cadeau m’a dit qu’il ne saurait jamais lui-même la plénitude chaleureuse de ce millésime-là, car il mourrait avant le bel âge de son vin. Et moi, je le bois, ce vin, dans sa trop grande jeunesse, parce que je n’ai plus un sou et que je vais mourir. Cela je l’écris machinalement, même si c’est la plus criante vérité, ou la plus médiocre observation. Non pas une prévision, non pas un souhait, non pas une conjuration, rien d’autre qu’une certitude aveuglante. Désormais il y a la mort comme il y a la guerre et la pluie et les étoiles mortes. Je sais cela depuis longtemps, depuis si longtemps, et je m’aperçois que je l’ignorais encore.
Et chaque soir il faut se remettre à l’ignorer, dans cette cuisine où le parfum entêtant de l’ail imprègne les cloisons tendues de l’horrible papier peint. Et chaque soir, refaire une vie à neuf comme on descend le poids d’une comtoise arrêtée depuis des siècles, avec l’espoir fou qu’elle va recommencer à battre et à sonner.
L’homme qui écrit qu’il va mourir, et que sa misère est grande, et profond son désespoir, et qui boit lentement le vin précoce, ne va pas mourir, et sa misère est à peine digne du nom de gêne, et son désespoir de celui de tristesse, et cette tristesse même est une dégoûtation qu’il se complaît à couver entre les murs d’un logement où la crasse, croit-il, engendre la merveille d’une mémoire éblouie.
Tu te souviens de Virginia, se parle-t-il à lui-même, et de cette blondeur comme d’un infini de blés mûrs sous le vent tiède. Tu te souviens de C... comme de l’anguille échappée de la barque glissante un soir de Zuyderzee. Tu te souviens de Mina, le corps arqué sur le lit rêche et mauve et vert des bruyères de la dune, avec le flottement soyeux du soleil rasant. Tu te souviens des villes où tu ne fus jamais qu’un passant imbécile, portant en chaque lieu ses humeurs de nonchalance et d’absolu minables. Tu te souviens, ou tu feins de te souvenir, et que te crois-tu donc, abruti par les digestions lourdes, camelot d’antiquaille littéraire, automate grincheux aux pommettes ridées de vieille pleureuse attique ? C’est l’heure de l’insulte, et de la puérile abomination. La pluie, je voudrais seulement la pluie, et que ton corps encore me soit interdit, toi ma compagne absente de Rethel.
Je dirai la pluie à Rethel. Je dis la pluie à Rethel, je la dis à toi qui lis ces pages ternes, et tu sais mieux que moi la douceur ancienne des pluies nocturnes que j’évoque – en craignant de les évoquer, tant le ressassement des pluies m’étreint, et m’affole, et m’exalte, comme du moribond la dernière médecine stimule faussement l’âme. Ce sont des mots, et ce ne sont pas des mots. L’âme ! L’averse est cette litanie d’eau qui se satisfait de sa propre éternité, de son inexorable finitude aussi bien.
Je voudrais ne produire qu’une averse de mots, être ce nuage considérable et futile qui nous fit la pluie plus noire, et plus mélodieuse, et plus tragique, et plus élémentaire, cette nuit-là de la première pluie. Mais ne faut-il pas aussi, pour éprouver cette pluie, que je réveille les couleurs qu’elle a délavées ? Je te parle, Virginia, car c’est à toi tout autant qu’à elle que je m’adresse ! Elle, toi. Le même amour, si l’on veut. Rien de commun, pourtant, sinon...
Car de toi, et de la vraie pluie à Rethel, que pourrai-je jamais dire ?
Et de toutes les pluies ? L’année de mes quinze ans, la pluie sur l’hôtel Buitenzorg. C’était la Semaine de la Bruyère, la Heideweek, dans ce village du Veluwe où j’avais retrouvé ma mère pour de courtes vacances. Septembre bientôt. Était-ce avant ou après Mina ? Hôtel Buitenzorg. Des jours et des jours de déluge. Dans le salon octogonal où les appliques murales dessinent des cercles jaunâtres sur le papier velours brun aux tonalités rauques, le piano droit, noir, laqué, découvre son clavier livide entre les touches d’ébène. Le teint de ma mère s’accorde à l’éclairage aqueux, et ses cheveux de suie relevés en chignon accrochent des reflets inquiétants. Je n’arrive plus à situer dans le temps ces images. Je ne quitte pas le salon où viennent jouer le soir deux tziganes à la peau d’olive et dont j’admire les moustaches. Le pianiste a voulu qu’un miroir lui tienne lieu de partition. Il se regarde jouer avec une sorte de férocité ravie. Certainement, c’était après Mina. Elle et son père entrent dans la salle de restaurant. Mina porte une capeline sombre que strient les gouttes d’eau. Monsieur Vrins a refermé son immense parapluie avant de pénétrer dans le hall de l’hôtel. Je l’ai vu de la fenêtre près de laquelle se trouve notre table. Le couvert est dressé pour quatre personnes. Le temps ne passe pas. Seule la permanence incompréhensible de l’averse. L’hôtel est presque désert, les touristes attirés par les fêtes de la bruyère l’ont quitté l’un après l’autre, découragés. Pourtant, je me souviens de l’amour avec Mina dans le soleil couchant. La bruyère avait fleuri tôt cette année-là (j’explique comme je peux), et soudain l’automne s’était installé, prématuré, inattendu, lugubre. Mina et son père dînent à notre table. Visite naturelle, et qui cependant m’agace. Les tziganes engagés pour la semaine jouent en sourdine dans le salon vide. Je m’applique à saisir à chaque instant creux de la conversation quelques lointaines notes étouffées, liquides comme la pluie dont les ruisseaux intermittents dégoulinent de l’auvent qui protège l’entrée. Ma mère me reproche ma distraction. Mina me sourit, je ne réponds pas à son sourire. Monsieur Vrins dit :
— Moi aussi, j’aime les tziganes.
Soudain, je me demande ce qu’est pour moi Monsieur Vrins. Il pourrait être mon grand-père, après tout. Il me semble que personne ne me comprend comme lui, ni ne m’aime avec cette indulgence attentive, et surtout discrète. Je le remercie d’un regard. Je toise Mina, qui rougit. Immédiatement je m’en veux, et je lui adresse une moue gentille, avec ce froncement du nez qui la réjouit quand nous sommes seuls. Ainsi, je coucherais peut-être avec ma tante ? Je brode en pensée quelques instants sur ce thème, éminemment improbable. Enfin, qui sait ? Un arpège délié m’avertit que le violon entame une improvisation, et me signifie qu’il y a du monde maintenant installé dans le salon brun. Je sens sur moi posés les yeux tendres de Mina, et je m’ébroue comme pour m’en défaire, ma mère se lève, et Monsieur Vrins propose, comme je l’espérais, de prendre le café près des musiciens.